Extrait du texte La Vie D’Esope, Le Fabuliste

ou Si la Fable m’était contée
Fiction (ou Acte) 2, scènes 2 & 3

MAÎTRE XANTUS :
C’est très bon, Ésope, ce que tu m’as servi. Un régal !
ESOPE :
Maître Xantus, vous dont la sérénité et la sagesse rivalisent avec celles de Solon lui-même, vous dont la patience éprouvée le dépasse souvent…
MAÎTRE XANTUS :
Ca va, Ésope, ça va !
ESOPE :
Ne m’avez-vous pas mis au défi de vous cuisiner ce qu’il y avait de meilleur au monde ?
MAÎTRE XANTUS :
Effectivement, mon bon Pharmakos… Mais avant de me dire ce que c’est, dis-moi donc ce que tu m’aurais préparé si je t’avais ordonné de me servir ce qu’il y a de pire.
ESOPE :
J’aurais choisi sans doute de la langue…
MAÎTRE XANTUS :
De la langue ?
ESOPE :
De la langue, oui. Je trouve que c’est ce qu’il y a de pire au monde. C’est la mère des débats, la matrice des procès, la source de toutes les guerres. Elle est l’organe de l’erreur et de la calomnie. C’est par elle qu’on blasphème contre la puissance des dieux. C’est certainement ce qu’il y a de pire  au monde. [1]
MAÎTRE XANTUS : (Il rit.)
À présent, dis-moi ce que c’était que ce mets succulent.
ESOPE :
C’était, je vous l’ai dit, ce qu’il y a de meilleur.
MAÎTRE XANTUS :
Mais encore, dis-moi tout ?
ESOPE :
Avec beaucoup plus de salives, c’était…de la langue.
MAÎTRE XANTUS :
De la langue…
ESOPE :
De la langue humaine.
MAÎTRE XANTUS :
Pouah ! (Il crache) Je vais te tuer !
ESOPE :

Maître Xantus, modèle de constance et d’opiniâtreté… La langue est ce que j’ai trouvé de meilleur au monde. C’est le lien de la vie civile, la clef de toutes les sciences. C’est d’abord l’organe de la Vérité et de la Raison. Par elle, on instruit ; on persuade ; on règne sur les assemblées. Si on blasphème parfois, avec la langue, on s’acquitte du premier de tous les devoirs qui est de louer les dieux. N’y a-t-il rien de meilleur ?
MAÎTRE XANTUS :

Je vais te battre ou te faire battre.
ESOPE :
Maître Xantus, excellent philosophe, me donner la bastonnade n’est pas digne de votre réputation. Tout le monde dira que vous avez perdu patience … Cette sapience que je cherchais simplement à éprouver pour vous permettre de la cultiver davantage.
MAÎTRE XANTUS :
Coquin de Phrygien, je t’attraperai…Ferme cette porte ! Ouvre cette fenêtre ! Débarrasse ! Et  apporte-moi de quoi me rincer…
ESOPE :

Maître Xantus, sage parmi les sages, considérez que je suis un homme sans pouvoir. Ma présence, pas plus que mon absence, ne peut être utile ou nuisible. Elle ne doit vous faire aucun tort. Un peu comme un moustique sur le dos d’un éléphant, ou pardon, d’un taureau…Heu, non, d’un hippopotame ou d’un éléphant [2] … Oui, à l’instar d’un moustique, ou d’un ciron, sur le dos d’un éléphant…
MAÎTRE XANTUS :
Où veux-tu en venir ? Abrège !
ESOPE :
C’est cela, oui. De la concision, c’est mon trait le plus remarquable. Merci, maître, adepte de la Rhétorique…
MAÎTRE XANTUS :
À propos de ton insignifiance !…Ton « moustique » sur son « éléphant »?
ESOPE :
Et bien, il était posé sur son dos…Et lui dit : Bzz ? Bzz ? L’éléphant, à moins que ce ne fût un chameau…
MAÎTRE XANTUS :
C’était un éléphant !
ESOPE :
Oui, c’était un énorme pachyderme … Enfin, l’animal broutait et n’entendait pas l’insecte qui sur son dos lui disait : Bzz !? Bzz ? Bzz ? Bzz…
MAÎTRE XANTUS :
Alors, le moustique s’envola jusque devant ses yeux, fit des allers-retours successifs jusqu’à ses grandes oreilles et lui dit : BZZZZ BZZZ ! Traduis !
ESOPE : (Un temps.)
Frère – ah, voilà, tu m’entends ! – je suis sur ton dos depuis un moment, et je voulais savoir si ma présence ne te dérangeait pas… Parce qu’il y a là-bas une mare, à moins que ce ne soit une rivière…
MAÎTRE XANTUS :
Marre !
ESOPE :
Oui, une mare où je peux aller vivre. Les nénuphars sont assez vastes pour que je m’y repose. Je pourrais même m’y  désaltérer…
MAÎTRE XANTUS :
Ésope ! (Il souffle bruyamment.) Pffff…
ESOPE :
C’est à peu près ce que lui dit l’éléphant : (Il barrit.) « Pfffff… », ce qui peut se traduire par : « Je n’avais pas remarqué ton arrivée, je ne remarquerais pas ton départ non plus. »
MAÎTRE XANTUS : (A part)

Qui a dit « c’est une grande folie de vouloir être sage tout seul » ?
ESOPE :
François de La Rochefoucauld !
MAÎTRE XANTUS
Silence. (un temps) Qui es-tu, Ésope ?
ESOPE : (Surpris)
Je suis votre esclave. Votre serviteur ! Votre valet !… (Cherchant à éluder l’embarras que ces réponses apportent.) Votre suivant ; je suis qui je suis et c’est vous que je suis !
MAÎTRE XANTUS : (Agacé)
Dans ce cas, je t’affranchis, je te libère. Je ne suis plus ton maître. Voilà ! Tu es libre ! Maintenant, qui es-tu, Ésope ?
ESOPE :

Je n’entends pas.
MAÎTRE XANTUS
Quis es, Isopeth ?
ESOPE :
Ah, vous parlez latin ?
MAÎTRE XANTUS
Tu quoque, mi Isopeth. Quis es ?
ESOPE :
Je suis Hellène… Un hellénique, plus ou moins Grec…
MAÎTRE XANTUS : (En colère)
C’est faux !
ESOPE :
 
Je suis Phrygien! Je viens du centre de l’Asie mineure ! Mais bientôt je serai Lydien, puis Perse, puis Macédonien, puis Galate, puis Romain [3], puis Chrétien…
MAÎTRE XANTUS : (Levant la main sur son Phrygien)
Suffit ! Ça suffit !
ESOPE : 
Maître, votre patience…
MAÎTRE XANTUS :
Ma patience ! Ma patience connaît sa limite !… Qui es-tu ? (Un temps) Who are you ? Wer bist du ? Quis es ?
ESOPE : 
Et vous ? Qui êtes-vous, vous ?
MAÎTRE XANTUS :
Ésope, prends garde !
ESOPE :

Mon maître, cette question est la plus difficile de toutes et je ne connais d’autres réponses que de vous la renvoyer. « Connais-toi toi-même !», répète Socrate [4]. « Vous ne vous voyez point, vous ne voyez personne ! »
MAÎTRE XANTUS : (en état hypnotique)
Dernier vers de la dernière fable du douzième Livre de Jean de La Fontaine.
ESOPE :
Vous êtes sûr de vos références ? Parce que.. (Xantus lâche prise avec humeur)  Sage et vénérable Xantus, vous me libérez, mais vous ne pouvez m’offrir « la Liberté ». Je demeure servile jusqu’au tombeau.
MAÎTRE XANTUS
Tant pis pour toi.
ESOPE :
Tant pis pour nous ! Vous n’êtes pas moins esclave que moi ; l’un et l’autre, nous ne pouvons nous affranchir de notre condition. Nous sommes Humains avant tout !
MAÎTRE XANTUS

Je suis mon propre maître !
ESOPE :
Vous voyez ! Vous ne pouvez pas vous passer d’un dominant, « Dominus, Domini… Domine ! », c’est latin. Alors qui je suis ? Au mieux, un esclave en cours d’affranchissement…
MAÎTRE XANTUS : (étranglant le phrygien.)
Que seule la mort pourra affranchir ?!
ESOPE : (Suffoquant)
C’est lui donner trop de pouvoir.
MAÎTRE XANTUS
A qui ?
ESOPE :
A la mort !!
MAÎTRE XANTUS : (relâchant sa prise)

Que veux-tu dire ?
ESOPE :
J’ai connu des prêtres de Cybèle…
MAÎTRE XANTUS
Des Ménagytres [5] !
ESOPE :
Des Ménagytres !… qui avaient un âne, (Il imite l’âne.) hi han hi han, qu’ils chargeaient de toutes leurs affaires sitôt qu’ils prenaient la route…
MAÎTRE XANTUS :
Des prêtres qui célèbrent la déesse de la terre sont toujours sur la route puisque leur temple est la planète. J’imagine que leur âne est mort d’épuisement.
ESOPE :
C’est exact. Avec sa peau, ils ont fait les petits tambourins (frappant dans les mains) dont ils jouent…
MAÎTRE XANTUS
Et qui nous cassent les oreilles !
ESOPE :
…Ou qui nous les ouvrent car leur âne, depuis qu’il est mort, n’a jamais reçu autant de coups de bâtons. La mort n’affranchit pas même un âne, une carne, un baudet…
MAÎTRE XANTUS
Alors, c’est un peu cynique…
ESOPE :
Cette parole m’a été livrée par les Ménagytres eux-mêmes.
MAÎTRE XANTUS : (En pinçant l’oreille phrygienne)
Cette parole cherche à agacer ton moral, et fait de toi un être profondément pessimiste.
ESOPE :
C’est parce que vous n’entendez pas les tambours. Je suis le contraire d’un pessimiste ; je suis un rieur et un optimiste parce que j’ai un secret.
MAÎTRE XANTUS :
Un secret ? Quel secret ? (Il le lâche) Dis-le moi !
ESOPE :
Vous ne le comprendriez pas.
MAÎTRE XANTUS :
Tu insultes mon intelligence.
ESOPE :
J’appréhende votre sensibilité…
MAÎTRE XANTUS :
Dis-le moi ! C’est un ordre !
ESOPE :
Un ordre ?… Désordres ! Vous m’avez dégagé de votre autorité. Trouvez une autre raison.
MAÎTRE XANTUS :
La raison du plus fort… est toujours la meilleure [6].
ESOPE :
On a souvent besoin d’un plus petit que…(Regard glacial.).[7]
MAÎTRE XANTUS
:
Soit ! (Un temps.) Pas de violence. Mais par Athéna, dis-moi ton secret… Au nom de l’amitié qui nous réunit à présent.
ESOPE :

« Un véritable ami est le plus grand de tous les biens…
MAÎTRE XANTUS :
…Et celui de tous qu’on songe le moins à acquérir ! »
ESOPE :

C’est toujours du La Rochefoucauld !
MAÎTRE XANTUS : (Hors de lui)
Silence !


[1] Allusion à une fable que La Fontaine attribue abusivement à Esope dans La Vie d’Esope le Phrygien.

[2] Fable babylonienne de 716 avant J-C.

[3] Personnage à peu près légendaire, Esope aurait vécu en Grèce et en Asie Mineure au VIème siècle avant J-C.

[4] Cet adage est en fait antérieur à Socrate puisqu’elle figure à Delphes. Le philosophe l’a ensuite intégrée à sa philosophie.

[5] Fable d’Esope (164).

[6] Le loup et l’agneau, fable X, livre I.

[7] Le lion et le rat, fable XI, livre II.

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