SCÈNE 6
(Un homme s’est introduit dans la chambre du Patriarche de Ferney. Présenté sous la fausse identité de gazetier d’un journal de France, il est armé et s’apprête à exécuter Voltaire.)
L’HOMME : Faites votre prière ! (Voltaire semble interdit.) Maintenant ! (Le Patriarche sort de son lit.) On prie Dieu les genoux à terre, le regard vers le sol et les mains jointes ! Dieu…
VOLTAIRE : Dieu ?! Habituellement, nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas.[1]
L’HOMME : Priez comme vous l’entendez, mais priez ! (L’homme braque à nouveau son pistolet.) Vite !
VOLTAIRE : Dieu de tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps : (à cette invocation, l’homme détourne pudiquement le regard. Pendant le texte suivant, son canon se baisse pour viser progressivement le sol.) s’il est permis à de faibles créatures perdues dans l’immensité d’oser te demander quelque chose daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature. Tu ne nous as point donné un cœur pour nous haïr et des mains pour nous égorger ; fais que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau d’une vie pénible et passagère ; que les petites différences, entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi, ne soient pas des signaux de haine et de persécution. Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils sont frères ! [2] (Sur cette dévotion, Voltaire a changé de chemise, passé une veste et saisi un pistolet qu’il tenait caché vers son lit. Il pointe maintenant son arme sur l’homme.) Amen.
L’HOMME : Amen. (ému, il tourne son regard vers Voltaire et, sous la menace, pointe également son arme. Les hommes se braquent mutuellement durant le dialogue qui suit.)
VOLTAIRE :(Avec calme.) Je repense à mon rêve de tantôt et, sans interprétation trop hasardeuse, il semble qu’il ait quelque chose de prémonitoire.
L’HOMME : Votre prière… Il y avait tant de ferveur. Je croyais…
VOLTAIRE : Vous croyez trop, monsieur, et cela vous empêche de penser.
L’HOMME : Ce que vous venez de dire… à Dieu !
VOLTAIRE : Ce n’était pas à Dieu que je l’adressai mais aux hommes. Ou à moi-même.
L’HOMME : Nous allons mourir ensemble, monsieur, puisque telle est la volonté du Créateur ; telle est sa bonté divine.
VOLTAIRE : Vous voyez une bonté divine à nous assassiner présentement ? Le plus ironique ne serait pas celui qu’on croit.
L’HOMME : Dieu veut ôter le mal du monde !
VOLTAIRE : De plusieurs choses, l’une : ou bien Dieu veut ôter le mal du monde mais il ne le peut pas ou Il le peut mais Il ne le veut pas ; ou Il ne le peut ni ne le veut.
L’HOMME : Ou bien Dieu le veut et Dieu le peut !
VOLTAIRE : Tout à fait ! Mais s’Il veut ôter le mal du monde et qu’Il ne le peut pas, c’est impuissance.
L’HOMME : Ce qui est contraire à la nature du Seigneur.
VOLTAIRE : Je l’admets avec vous… De même que s’Il peut le faire mais ne veut pas, c’est méchanceté.
L’HOMME : Et c’est encore contraire à la nature du Sublime.
VOLTAIRE : Vous l’admettez avec moi… Nous serons donc d’accord pour dire que si Dieu ne veut ni ne peut ôter le mal sur cette terre, c’est à la fois méchanceté et impuissance.
L’HOMME : Mais Dieu veut et Dieu peut !
VOLTAIRE : Absolument ! Il le veut et le peut !
L’HOMME : C’est même le seul des partis qui convient à Dieu. Il veut ôter le mal et Il peut ôter le mal. Oui. Dieu peut ôter le mal et Dieu veut ôter le mal.
VOLTAIRE : D’où vient donc le mal sur cette terre ? [3](L’homme reste interdit.) Ne serait-ce pas de l’idée que les hommes comme vous se font du Divin ? Il devrait suffire de rendre cette idée moins intolérante et de laisser comme il l’entend, chacun prier. Ou pas.
L’HOMME :(Un temps.) Allez au diable !
VOLTAIRE : J’y suis ! À voir toutes les folies commises au nom de Dieu, mon enfer est en cette vie [4]…
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[1] Citation -Voltaire.
[2] Prière à Dieu. Extraits Chapitre 23 du Traité sur la tolérance – Voltaire
[3] Démonstration inspirée de l’article « Bien (tout est) » Dico Philo. Voltaire.
[4] La citation exacte est « « À voir tous les maux qu’a produits le faux zèle, j’ai eu, avec beaucoup d’hommes, mon enfer en cette vie. » Conclusion du chapitre 10 – Du danger des fausses légendes – Traité sur la tolérance – Voltaire